Avec l'ouverture du nouveau tunnel ferroviaire de base du Saint-Gothard, c'est toute une époque glorieuse qui est complètement bouleversée, ce que les CFF n'auront jamais connu jusqu'à ce jour. Ainsi, de 1882 à 2016, soit durant 134 ans, la Ligne sommitale du Saint-Gothard aura rallié, à son impérial sceptre à nul autre pareil, la totalité des ferrovipathes helvético-européens, voire même d'autres continents lointains.
C'est en 1962, lors de ma dernière course d'école de la Primaire Supérieure d'Ollon, que j'ai découvert cette ligne plus qu'emblématique, où j'ai pu admirer, tout au long du parcours, entre autres colossales merveilles au niveau de la traction électrique (locomotives Be 4/6, Ce 6/8, Ae 4/7, Ae 8/14, Ae 4/6, Ae 6/6, etc.), plusieurs machines à vapeur enfumant encore largement la gare de Bellinzone. En 1965, l'année de mes dix-huit ans, je suis retourné seul sur cette ligne (aller via Brigue – Domodossola – Centovalli – Locarno et retour via Lucerne – Berne - Lausanne) qui, à cette époque, était encore intacte, que ce soit au niveau de la majorité des bâtiments, des dépôts de locomotives d'Erstfeld, Biasca, Bellinzone et Chiasso, de la caténaire d'origine du début des années 1920 sur la quasi-totalité de son trajet, ou encore en ce qui concerne la présence de nombreux signaux mécaniques (disques basculants, sémaphores à une ou deux ailes, signaux de man½uvre en forme de ciseaux, etc.), ainsi que des fameuses et typiques cloches de gare du Deuxième Arrondissement (Bâle – Chiasso), recouvertes par une sorte de chapeau chinois et encore bien évidemment fonctionnelles. Par chance, l'autoroute A2, qui a colossalement et définitivement spolié après coup l'environnement naturel de cette ligne de montagne, n'existait fort heureusement pas encore. Par contre, en cette même année 1965, les anciennes locomotives électriques à transmission par bielles ne pouvaient encore être majoritairement admirées que sur les voies d'attente des Ateliers Principaux de Bellinzone, en vue de leur réparation, de leur révision, voire déjà de leur démolition pour les plus anciennes, car elles avaient laissé leurs tâches aux modernes Ae 6/6, fers de lance de la ligne. La rare apparition, en pleine voie, de ces vétérans sur leur ligne d'origine (en provenance ou à destination de la Suisse allemande – Dépôts de Lucerne, Olten, Zürich, Winterthour, Bâle, Bienne, etc. -), constituait, déjà il y a plus de cinquante ans en arrière, une bouleversante rareté. En gare d'Erstfeld, les deux locomotives de man½uvre Ee 3/4 16301 et 16302 de 1923 manoeuvraient principalement « au tiroir » en direction de la Reuss, alors qu'une C 5/6 et une E 4/4, prêtes à l'emploi en cas de perturbations d'exploitation, somnolaient doucement sous pression, avec leur « feu de réserve » consciencieusement entretenu, dans une ancienne remise en bois datant de la fin du dix-neuvième siècle, soit au temps de la « Gotthardbahn ».
Entre 1965 et 2015, soit durant cinquante ans, je ne puis déterminer le nombre de fois où je me suis rendu en ces lieux bénis. Dieu que j'aurais encore de merveilleux souvenirs lointains à relater mais, maintenant, je laisse la parole, ou plutôt les textes ci-après, prendre le relais, textes que j'ai personnellement traduits au moyen de l'Internet, mais également de par mes connaissances de l'allemand ferroviaire, ceci afin que ceux-ci conservent tout leur sens.
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Erstfeld, le village des mécaniciens de locomotives (extrait d'un texte de presse datant des années 1950)
Erstfeld peut se qualifier, à juste titre, comme le village des cheminots. 500 agents des chemins de fer fédéraux suisses habitent ici avec leurs familles. Dans les différentes remises, les lourdes locomotives sont prêtes à prendre leur service, alors que, parmi les locaux du personnel, semblables à des ruches d'abeilles, ce n'est qu'un va-et-vient incessant d'agents. Des mécaniciens avec leurs petites valises se rendent au travail ou en reviennent. Des hommes dans leurs habits de travail s'activent autour des machines avec des burettes à huile et des clefs nécessaires au serrage des divers boulons. Des locomotives à vapeur font monter au ciel leurs nuages de fumée noire. Des trains de marchandises, souvent jusqu'à 60 wagons, passent lourdement et, de leurs compartiments des trains directs, les voyageurs admirent, avec étonnement, cette considérable animation. Au bureau de la station, un téléphone suit l'autre. Des ordres sont donnés et répartis dans toutes les directions. Nous nous trouvons sur le quai et demeurons captivés. Intense activité en gare d'Erstfeld. Lors de l'année d'ouverture de 1882, 10 trains de voyageurs et 12 trains de marchandises circulaient chaque jour dans les deux directions sur la Ligne du Saint-Gothard, soit 22 trains au total. Par contre, actuellement, passent chaque jour 40 trains de voyageurs et 80 trains de marchandises, soit 120 trains au total.
Autrefois, le métier de mécanicien de locomotives constituait le rêve prioritaire de tous les petits garçons.
A l'époque, dans les années 1950, le chemin de fer s'affichait incontestablement comme le moyen de transport numéro un, alors que, parallèlement, le peuple suisse s'identifiait totalement avec ses « Chemins de Fer Fédéraux ».
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Par contre, de façon surprenante, les véhicules à moteur du trafic routier étaient encore peu nombreux à pouvoir effectuer les transports en général. Ainsi, par exemple, le service des colis postaux, celui des diverses sociétés privées de transports et des brasseries de bière, ainsi que celui du laitier local, s'effectuait encore souvent au moyen de véhicules tractés par des chevaux. Les voyages en avion n'étaient seulement destinés qu'aux gens aisés, alors que les destinations de vacances en outre-mer ne figuraient pas encore dans les conversations quotidiennes . A l'époque, même nos chefs d'Etat, qu'ils soient suisses ou européens, se déplaçaient dans des trains spéciaux.
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C'était également le temps des voyages en groupes accompagnés par trains, spécialement affrétés à destination d'endroits réputés pour leur ensoleillement et leur ciel bleu (« Fahrt ins Blaue »). Ces voyages étaient souvent agrémentés de musique et s'effectuaient pour des destinations particulières, parfois peu accessibles. Les long et lourds trains express du trafic international comportaient des voitures directes de Stockholm à Rome, de Vintimille à Amsterdam, ou encore de Calais à Istanbul, alors que les noms de ces trains européens plus que légendaires résonnaient magiquement en chacun de nous, tels que Gothard-, ou Arlberg-, ou encore Simplon-Orient-Express, etc..
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A l'occasion d'un jubilé-anniversaire, beaucoup d'entreprises organisaient volontiers, à l'intention de leurs employés, des voyages en trains spéciaux, alors que les groupes plus petits, les associations et les sociétés préféraient l'emblématique « Flèche Rouge ».
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Les grande majorité du trafic des marchandises s'effectuait par rail. C'est la raison pour laquelle, le chemin de fer, et ici à nouveau en premier lieu les CFF, demeuraient une référence. A chaque fois, un voyage avec les CFF représentait un événement, même si celui-ci s'effectuait sur une courte distance à destination d'une région toute proche.
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A l'école, les CFF demeuraient également un grand sujet d'étude et cela non seulement en raison des voyages scolaires, mais également au niveau culturel. Les emblématiques et irremplaçables "Oeuvres Suisses de Lecture pour la Jeunesse" offraient diverses brochures aux titres évocateurs, tels que :
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« Avec 12'000 CV à l'assaut du Saint-Gotthard »
« Les 75 ans du Chemin de Fer du Saint-Gothard »
« Les Cent ans des chemins de fer suisses »
« Connais-tu nos CFF ? »
« Nos CFF »
« Notre Ligne du Saint-Gothard » .
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En plus des brochures citées ci-dessus, existaient également divers « cahiers CFF », tout particulièrement le fameux opuscule No 1, celui intitulé "Nos locomotives" de l'Ingénieur Markus Hauri, ainsi que d'autres publications, telles que "Les CFF en images et chiffres ».
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Existaient aussi les livres ci-après, publications qui constituaient la lecture incontournable de chaque garçon intéressé :
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"Nos trains au service du pays"
"Les mystères des chemins de fer"
"Diverses particularités relatives à l'histoire des chemins de fer suisses"
"Le Mécanicien Lombardi"
"Le Drame de l'Express du Saint-Gothard".
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Avec les légendaires locomotives « Crocodiles » et les Ae 4/7connues dans tout le pays, figuraient également la « Flèche Rouge » et les toutes nouvelles locomotives Re 4/4 en tête des trains rapides légers, qui faisaient palpiter le c½ur de chaque garçon. Quant aux nouvelles locomotives du Saint-Gothard du type Ae 6/6, avec leurs armoiries cantonales et leur mise en valeur lors des cérémonies de baptême, attirant un nombreux public, cela enthousiasmait particulièrement les enfants des écoles concernées, qui avaient ainsi l'occasion d'effectuer un voyage sur la Ligne du Saint-Gothard.
De plus, les employés au statut de fonctionnaire jouissaient de la plus grande des considérations au sein de la population, car les fonctionnaires fédéraux avaient la réputation de bénéficier d'une situation professionnelle absolument sûre, avec caisse de pension, ainsi qu'un bon salaire. En ces temps-là, cela représentait un grand privilège, qui n'était pas évident et pas du tout comparable à celui d'un simple travailleur. En outre, chez le mécanicien s'exprimait sans cesse sa grande responsabilité, qui reposait sur un service individuel. Cette fascination, ressentie par l'auteur de cet article, atteignit alors encore une fois une nouvelle dimension lors de l'anniversaire des "Septante-cinq ans du Chemin de Fer du Saint-Gothard", en 1957, ainsi que lors de ses nombreux voyages à destination du Tessin.
Pour cette raison, cela n'est donc pas étonnant, que beaucoup de garçons rêvaient d'exercer le métier de mécanicien de locomotives. De plus, une nouvelle expérience décisive venait de se produire chez l'auteur de cet article : Par une froide journée d'hiver de février 1955, il put monter, grâce à la bienveillante invitation d'un ancien mécanicien, dans le poste de conduite d'une Ae 4/7. La chaleur agréable dans la cabine de conduite, l'aspect du pupitre de commande noir-mat avec ses diverses manettes en laiton brillant, l'odeur particulière qui régnait en ces lieux, ainsi que la vision dans la salle des machines, liée à celle de l'activation de la fonction du graduateur, furent donc désormais déterminants.
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Ces impressions vécues renforçaient encore plus naturellement la fascination ressentie. A titre d'autre surprise, l'auteur de cet article recevait alors au Nouvel-An suivant (1956) une carte de v½ux à son adresse, entre autres ainsi libellée: « Aspirant de conducteur de locomotives », etc.. Cet événement, concrétisé par cette carte de Nouvel-An est resté jusqu'à aujourd'hui présent et a donc représenté en son temps une motivation absolument déterminante.
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La fin du Dépôt d'Erstfeld (extrait d'un texte de presse de 2016)
Au village uranais d'Erstfeld prend fin tout un pan de l'histoire des cheminots. A fin avril 2016, l'emblématique atelier de réparation des locomotives « Cargo » a complètement cessé son activité.
Lorsque Engelbert Baumann a débuté, il y a plus de 25 ans dans cet atelier de réparation des CFF, il a encore eu l'occasion de s'occuper de la célèbre locomotive électrique « Crocodile » Ce 6/8 II 14253, qui était régulièrement utilisée à l'époque (pour la traction de petits trains de marchandises locaux des samedis de la belle saison entre Erstfeld et Flüelen ou Göschenen). Ces temps sont passés depuis longtemps et récemment se terminait aussi un autre chapitre. Avec l'ouverture du tunnel de base du Saint-Gothard, des locomotives telles que les Re 4/4 II et III, ainsi que les Re 6/6, ne sont désormais plus nécessaires d'être stationnées à Erstfeld ; elles ont donc été transférées à Bellinzone, Chiasso, Dietikon, Bâle et Brigue.
Jusqu'à présent, beaucoup de trains de marchandises étaient nouvellement formés à Erstfeld ; ainsi, pour franchir la Ligne sommitale du Saint-Gothard, cela nécessitait parfois une deuxième, voire une troisième locomotive, affirme Baumann, le chef de l'atelier, ceci lors d'une visite qui eut lieu peu de temps avant la fermeture. Cela n'est désormais plus nécessaire sur une ligne en palier. Des trains jusqu'à 2000 tonnes peuvent dès lors être tractés avec une seule machine à travers le nouveau tunnel de base, dont le portail Nord se trouve également près d'Erstfeld. Aussi le dépôt des mécaniciens de locomotives sera-t-il lui aussi très prochainement fermé.
«Suite à cette fermeture de l'atelier, les derniers spécialistes ont trouvé un autre travail», dit Baumann, qui vient lui-même de ce village de cheminots. Pour lui, le plus important est que le personnel restant, qui ne représente plus qu'une poignée de collaborateurs, puisse trouver une nouvelle activité, ce qui est loin d'être simple.
Lorsqu'il a commencé son activité, 51 collaborateurs oeuvraient au sein de cet atelier. A cette époque également, des chefs-mécaniciens, ainsi que des inspecteurs de dépôt régnaient en ces lieux, des professions qui, aujourd'hui, n'existent tout simplement plus. Durant de nombreuses années, des apprentis ont été formés, alors qu'actuellement plusieurs de ceux-ci sont encore actifs aux CFF. « Cet engagement a certainement largement profité à l'entreprise », en pense Baumann. Un autre point culminant a été le fait d'installer la commande par radio sur les locomotives de ligne des types Re 4/4 II et III, ainsi que sur les magnifiques Re 6/6.
Avant l'ouverture du tunnel de base, 8'000 voyageurs franchissaient la ligne sommitale ; lorsque la ligne de base sera ouverte au trafic régulier (dès le 11 décembre 2016), ce ne seront alors plus que 500 à 1'000 personnes qui passeront dorénavant devant la petite église de Wassen.
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Conclusions de l'auteur
Au vu des textes ci-dessus, ainsi que des illustrations ci-dessous, il est aisé d'impérieusement constater que cette lointaine période ferroviaire helvético-européenne des années 1950 à 1960 demeurera, à tout jamais et éternellement jusqu'à la fin des temps, la plus belle qui ait existé. Désormais, tout a changé et, même si des trains historiques sont censés être mis en service à l'avenir entre Erstfeld et Göschenen, voire jusqu'à Bodio ou Biasca, ou vice-versa, qui constituent encore la meilleure des solutions pour cette ligne, il faut cependant admettre que rien ne sera plus jamais pareil. De par certains éléments modernes disgracieux (aspect de la caténaire digne d'une ligne de contact pour grandes vitesses et de certains bâtiments, ainsi que des hideuses parois anti-bruit sur certains endroits de la ligne, etc.), la magie du Saint-Gothard « en a pris un sérieux coup dans les fesses », alors que les convois historiques prévus circuleront dans un environnement qui ne correspondra plus tout à fait à leur époque de gloire quotidienne du temps jadis.
Ainsi, si je me réfère aux bouleversantes illustrations des pages 30, 31 et 32 de la revue « Semaphor » du printemps 2011 (quatre publications par année + parfois des numéros spéciaux), éditée par SBB-Historic et qui représente un lourd convoi d'une quarantaine de wagons tombereaux à deux essieux, chargés de charbon (plus de 1'000 tonnes) et gravissant le palier moyen faisant face à l'église de Wassen, train de transit en provenance de l'Allemagne et à destination de l'Italie photographié durant les années 1940 et tracté par trois « Crocodiles », dont une en tête et deux machines semblables au premier tiers du train, je ne puis que me résigner à ce que pareille sublime théâtralité ne pourra plus jamais être vécue par qui que ce soit.
Par contre, celui qui veut absolument et personnellement revivre un tel événement, n'aura pas d'autre choix que de se tourner vers le modélisme, désormais unique type de chemin de fer de référence dans ce cas précis. Ainsi, à mon avis strictement personnel, à l'échelle HO, seul un convoi de lourds wagons métalliques ou semi-métalliques des marques MAERKLIN, HAG, VB, PMP, SMCF, etc., circulant sur une rampe de 20 à 30 o/oo sur de la voie en tôle MAERKLIN du type « M » et franchissant des ponts également tout métal peut, dans une certaine mesure, restituer les instants enfuis à tout jamais décrits par la revue en question de « Semaphor ». Bien évidemment, ce convoi devrait également être tracté par trois « Crocodiles » MAERKLIN Ce 6/8 III du type CCS 800/3015, ceci en raison de leur masse d'un kilo par machine, reproduisant donc l'indispensable roulement lourd par suite de leur technologie exclusivement électromécanique. Ainsi, envers tout ferrovipathe, sensibilisé par l'épopée ferroviaire helvétique du temps jadis, je ne puis que chaudement lui recommander de s'abonner à cette fabuleuse revue au format A4, mais qui est par contre éditée en langue allemande seulement.
Ah, encore un petit détail, mon « Chemin de Fer Modèle-Musée du Cabanon » s'inspire d'une manière absolument identique aux critères ferroviaires réels figurant ci-dessus. Malgré cela, j'avoue tout de même, qu'il m'est atrocement pénible d'accepter de faire le deuil de cette épopée ferroviairo-gothardienne d'autrefois, qui a désormais disparu pour toujours. Ainsi, de par cette nouvelle situation, je me sens désormais à la fois comme un orphelin ou un veuf, ou encore comme un aveugle ayant égaré sa précieuse canne blanche, alors que son chien fidèle se serait enfui !